"Une allumette vaut-elle toute notre philosophie ?", de Sari Nusseibeh : "Sortir du piège"
Résolu mais sans illusions, le philosophe palestinien propose une solution pragmatique au conflit.
Si le monde était bien fait, cet homme serait depuis longtemps ministre de l'éducation dans un gouvernement de l'Etat de Palestine. Il entretiendrait les meilleures relations avec son collègue de l'Etat voisin, Israël ; il s'attacherait à développer avec lui des échanges d'étudiants et de professeurs. Il serait reçu avec fierté dans les deux universités dont il est diplômé, Oxford, en Grande-Bretagne, et Harvard, aux Etats-Unis. Il négocierait avec l'Union européenne des bourses Erasmus pour les étudiants palestiniens.
Mais, précisément parce qu'il a étudié la philosophie en des terres où elle penche plutôt du côté de l'empirisme, Sari Nusseibeh n'entretient pas d'illusion : le monde n'est pas parfait, tout particulièrement chez lui, dans les territoires palestiniens occupés. A 63 ans, président de la seule université arabe de Jérusalem, Al-Quds, Sari Nusseibeh est un philosophe qui ne se paie pas de mots. Ces trente dernières années lui ont appris à ne pas céder à l'ivresse théorique. Il ne se "défonce" pas au concept. Il avance ses arguments avec hésitation, prudence, timidité presque, dans un anglais peaufiné sur les rives de la Tamise, élégant et précis - par courtoisie.
Priorité à la réalité, donc. Militant OLP, Nusseibeh a cru à ce qu'on appelle le processus d'Oslo, un cheminement par étapes vers la création d'un Etat palestinien à côté de l'Etat d'Israël. Agitateur d'idées, il a milité pour que le mouvement national palestinien adopte la solution dite des deux Etats, au lieu de celle qu'il privilégiait à l'origine : la création, à la place d'Israël, d'un "Etat unique, démocratique et binational".
La négociation n'a pas abouti. Chaque jour qui passe, et qui voit les implantations israéliennes progresser en Cisjordanie, rend de plus en plus improbable la solution du partage territorial en deux Etats. Il y avait moins de 230 000 Israéliens installés dans la partie arabe de Jérusalem et en Cisjordanie au moment d'Oslo, en 1993. Il y en a un demi-million aujourd'hui. "L'histoire ne va pas dans le sens d'un partage foncier, qui est de moins en moins vraisemblable", dit Nusseibeh dans le calme matinal d'un petit hôtel du quartier de l'Odéon, à Paris.
Si l'un ou l'autre des règlements évoqués ci-dessus lui semblait "plausible", il s'y rangerait volontiers. Ce n'est pas le cas, explique-t-il : "On est dans une impasse et, si on continue, la vie, déjà difficile, deviendra de moins en moins supportable pour tout le monde." Il note la montée des "fanatismes" dans les deux camps. Il relève le peu de popularité d'une Autorité palestinienne (AP), héritière des accords d'Oslo, qui contrôle à peine 20 % de la Cisjordanie. Il ne dit rien, par politesse, d'un gouvernement israélien dont le programme ressemble à celui d'un groupe de BTP : agrandir toujours les implantations. "Il faut sortir de ce piège, tourner cette réalité malheureuse en quelque chose de positif", déclare l'empiriste bostonien-oxfordien.
Il est venu à Paris présenter un livre qui développe une série de conférences qu'il a faites l'an dernier à la Sorbonne. Il y défend une solution intérimaire qui préserve les idéaux politiques des deux parties : Israël entend rester un Etat juif et démocratique ; les Palestiniens veulent leur Etat, démocratique lui aussi. En attendant, les uns et les autres pourraient apprendre à vivre ensemble.
Le professeur Nusseibeh suggère que les Israéliens accordent aux Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza le statut de résident étranger - celui dont dispose un Thaïlandais, un Français ou un Américain venu résider dans ce pays. Pas de droits politiques, mais celui de travailler, de circuler, d'habiter, de se faire soigner où il veut. Toutes les institutions de l'Etat d'Israël continueraient de relever du seul choix des citoyens israéliens ; émanation des seuls Palestiniens des territoires, l'Autorité palestinienne, qui leur tient lieu d'Etat, serait renforcée.
Le niveau de vie des seconds finirait par se rapprocher de celui des premiers ; ils apprendraient à se connaître. Au bout d'une période d'essai, l'AP se transformerait en Etat, reconnu par l'ONU. Les ressortissants des deux Etats cohabiteraient sur le même territoire mais sans avoir ni la même nationalité ni les mêmes institutions politiques. Les deux Etats pourraient un jour se constituer en fédération. Nusseibeh n'est pas naïf. Il décline toutes les critiques que sa solution suscitera - notamment, côté israélien, l'obstacle de la sécurité. Il s'efforce d'y répondre.
Le professeur de philosophie n'aime ni la passivité ni l'illusion. Il entend "prendre la réalité telle qu'elle est". Il fait le procès des rhéteurs brillants qui, sur la Palestine comme sur d'autres sujets, sont en quête de justice absolue, de vérités globales, définitives. Il passe en revue les travaux des philosophes arabes d'hier et d'aujourd'hui. Ceux qui ont prôné tour à tour "le rationalisme, l'arabisme marxisant, l'islamisme" et quelques autres "- ismes" miraculeux. Il leur manifeste un intérêt académique, il leur témoigne une sympathie de confrère.
Mais lui, résident de Jérusalem, patriote et militant, obligé tous les jours de poireauter à un barrage de l'armée israélienne pour aller dans le quartier mitoyen d'Abou Dis ; lui, conférencier international marié à une Britannique mais toujours sans passeport à 63 ans ; lui, qui a eu le courage de défendre le compromis politique dans un milieu qui cède facilement à l'esthétique de la radicalité et de la lutte armée ; lui, donc, il cherche des solutions concrètes. Toujours et encore. C'est sa façon, polie mais résolue, d'être un nationaliste palestinien.